Un peu de sagesse étrangère
Edouard Jobin
Nietzsche et Dostoïevski, Regards sur le monde, 345-102-MQ
Lorsque j'étais un jeune étudiant, parcourant l'Europe avec l'envie d'inonder mes yeux des beautés des siècles passés, j'ai un jour été témoin d'une rencontre singulière. Était-ce en France ? En Italie ? En Suisse ? En Allemagne ? Non, certainement pas en Allemagne.... Je ne m'en souviens pas. Ce dont je me souviens parfaitement, en revanche, c'est de l'endroit où s'est déroulée cette étrange rencontre.
J'avais décidé d'exercer mes modestes talents artistiques dans un musée où je savais pouvoir trouver le calme, l'espace et une profusion de délicates statues de marbre. J'étais bien avancé dans mon esquisse lorsqu'un personnage des plus intéressants est arrivé et, sans tenir compte de mes efforts, s'est placé juste entre mon éternel modèle et moi. Cet homme était un extraterrestre, courbé, au profil d'aigle, portant une vieille mallette de cuir usée, ses yeux à peine visibles derrière le scintillement de ses petites lunettes rondes. Si je me souviens si bien de lui, c'est parce qu'il portait la moustache la plus fabuleuse que j'aie jamais vue. En fait, son allure créait une telle attraction que je ne me souciais pas de mentionner qu'il me gênait. C'est peut-être une occasion perdue, car mon dessin était en bonne posture ; si je peux me permettre cette innocente vantardise, jamais plus je n'ai reproduit avec autant de précision et d'intensité la convoitise dans le regard de ces satyres entourant, en bonnes bacchantes, leur maître débonnaire. Néanmoins, je ne regrette pas mon silence, car lorsque je regarde ce brouillon inachevé, je me souviens du dialogue fascinant qui suivit peu après.
Complètement absorbé dans sa contemplation, le premier homme n'a pas regardé quand un second s'est arrêté près de nous, devant un Apollon soigneusement sculpté. Peut-être cherchait-il un peu de réconfort auprès du dieu païen, car il était pâle et ses os semblaient vouloir sortir de sa peau sous sa longue barbe. Ses doigts squelettiques couraient, stylo en main, sur un petit carnet qu'il avait sorti de sa poche. Cet homme était un véritable mort-vivant, il semblait venir de l'endroit le plus reculé de la terre en quête d'un peu de réconfort parmi les fantômes du passé. Sa frénésie d'écriture a dû exciter le premier homme car il a commencé :
-Je vois, monsieur, que vous êtes en quête d'inspiration.
-En quête ? Non, l'inspiration est une muse volatile qu'il faut saisir lorsqu'elle passe à proximité. J'ai toujours un carnet à portée de main pour cela.
-Ah, oui, il m'arrive aussi d'être aux prises avec la page blanche, et je viens ici pour trouver auprès de ces divinités déchues un éclairage sur notre monde actuel. Leur aspect le plus fascinant réside dans le fait qu'ils étaient autrefois les maîtres de l'univers et qu'ils ne sont plus aujourd'hui que des personnages de folklore. N'est-il pas intéressant que ces dieux ne soient pas vénérés aujourd'hui ?
Eh bien, pourquoi le feraient-ils ? Les Anciens qui les ont suivis étaient dans l'erreur, n'est-ce pas ? Les meilleurs d'entre eux reposent dans le premier cercle de l'Enfer de Dante, ce qui, à bien y réfléchir, n'est pas un sort si terrible pour des brebis irrémédiablement égarées.
-Je vois, mon bon monsieur, que vous "n'avez pas encore entendu parler de cela, que Dieu est mort". (Nietzsche, "Ainsi parlait Zarathoustra" 124).
Comment pouvez-vous prononcer de telles paroles sans frémir de honte ? Dites-moi, comment Dieu peut-il être mort si sa puissance est omniprésente autour de nous ?
-De pures illusions ! Les gens boivent docilement le poison des faussetés qui se déversent de ce Livre qu'ils vénèrent tant.
Et je crois que vous, monsieur, possédez une vérité plus élevée que celle-là.... Prenez garde, car en suivant ce chemin, plus d'un s'est noyé dans les eaux sales de son auto-admiration morbide ! (Dostoïevski 293).
-Et quel serait, si je puis me permettre, le péché d'être plus préoccupé par mon vrai moi palpable que par ce que vous appelez Dieu ? Ce que vous percevez comme une déchéance représente pour moi l'apogée des aspirations. Grand est celui qui se regarde et trouve en lui le pouvoir de justifier sa vie. Qui est Dieu, monsieur, pour vous dire qui vous êtes ou ce que vous êtes ?
-Dieu est un idéal, la perfection suprême dont nous devons nous efforcer de suivre l'exemple de plus près. Il est la cause de tout ce qui est bon, car il représente la valeur la plus élevée. Nous sommes des êtres imparfaits, enivrés par notre sentiment d'égoïsme et limités par le peu d'étendue de notre expérience et de notre vision. Dieu vit à travers les âges, il a tout vu et porte la somme des connaissances humaines à travers le temps. Le progrès ne peut venir que si nous embrassons Ses enseignements, en construisant sur la base de la sagesse antérieure, et en acceptant d'élargir humblement notre horizon avec Sa lumière, notre lumière.
Qu'est-ce que c'est, monsieur ? "Le processus d'évolution ne signifie pas nécessairement élévation, amélioration, renforcement" (Nietzsche et Mencken 35). La morale, à laquelle vous faites référence, véhicule des idées anciennes et poussiéreuses. Vous ne croyez certainement pas qu'un savoir statique venant du fond des siècles soit bon à suivre.
-Je ne suis pas d'accord, la sagesse change avec le temps et chaque nouvelle expérience. Dieu est l'origine, la référence, le soleil autour duquel gravitent nos petites vies, qui finissent par se fondre en une morale évolutive qui, cependant, ne s'égare jamais, car son centre est bon et immuable.
-Les morales changent comme une plume dans le vent! Hier, il s'agissait de porter la religion à la pointe de l'épée. Aujourd'hui, puisque l'acte est accompli et que la peste chrétienne recouvre le monde, cette prétendue morale ordonne l'obéissance et la soumission aux théologiens ! Qu'ont-ils fait pour mériter notre respect, non ! pire, notre soumission, corps et esprit ?
-Qui a dit qu'il fallait écouter les théologiens ? Comme en toute chose, il faut savoir discerner et éviter les abus. Le bien qui découle de la relation avec Dieu ne peut se produire que si l'on cherche en soi sa voix. La religion est un dialogue intérieur et une réflexion sur nos propres valeurs. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut voir si l'on "a le droit de se permettre un premier pas" dans toute entreprise (Dostoïevski 516). Il existe une transcendance que nous ne pouvons pas saisir, et nous devons nous efforcer d'écouter et de comprendre ce que nous pouvons pour vivre la meilleure vie possible. Une idée lumineuse traverse les siècles, inaltérée, reflétée dans l'image de Dieu, autour de laquelle devrait s'articuler l'activité humaine.
-Vous reconnaissez précisément le problème : cette permanence du noyau de la morale chrétienne véhicule à travers les âges la même boue, et souille sans cesse l'essence de l'humanité. Pourquoi quelqu'un essaie-t-il de suivre la morale ? Parce qu'il craint pour son "âme". Quel concept empoisonné ! Ces idéaux que vous vantez ont été "inventés pour mépriser le corps (...) pour s'opposer avec une effroyable légèreté à tout ce qui mérite d'être pris au sérieux dans la vie" (Nietzsche, Ecce Homo 334). Au lieu d'élever fièrement leur tête terrestre, les hommes la polluent avec l'opium des "choses célestes" et deviennent des ombres d'eux-mêmes (Nietzsche, "Ainsi parlait Zarathoustra" 145). Le christianisme, mû par la plus insondable haine de l'existence, promet un faux au-delà pour la détruire. Pourquoi les chrétiens ne regardent-ils pas là où ils marchent, les arbres, les oiseaux, la forme du vent, au lieu de plonger leur regard dans l'abîme d'un royaume illusoire au-delà des étoiles?
Ce sont des paroles dangereuses que vous prononcez, n'êtes-vous pas un de ces nihilistes ?
-Jamais ! Le nihilisme est un christianisme déguisé (Nietzsche et Mencken) ; il ne convient pas aux personnes de mon espèce.
Et puis-je vous demander de quel type il s'agit ?
-Le type de criminel.
Dois-je m'inquiéter, monsieur, lorsque vous vous qualifiez vous-même de criminel ?
-Vous n'avez aucune raison de l'être. Seul le faible d'esprit tremble devant une présence comme la mienne, car aujourd'hui "[l]e type criminel est le type de (...) l'homme fort rendu malade (...) C'est la société, notre société apprivoisée, médiocre, émasculée, dans laquelle un homme naturel, qui vient des montagnes ou des aventures de la mer dégénère nécessairement en criminel" (Nietzsche et Kaufmann 549). Le christianisme a la force du nombre pour imposer à l'esprit solide l'étiquette de criminel, et pour poursuivre imperturbablement son existence ténue. Un jour, tout cela se brisera, le décor tombera pour dévoiler la vérité : l'humanité comprendra que les personnes vraiment dignes de respect et d'admiration pourrissent en prison tandis que les vrais criminels, ceux qui oppriment quotidiennement et cherchent à détruire la vie, les vrais meurtriers, sont confortablement assis dans l'église, nous regardant du haut de la hauteur scandaleuse de leur chaire. Je vénère le criminel, car il refuse la soumission et choisit la vie. Vous-même, monsieur, pourriez le connaître. Je vois le tremblement subtil de vos mains, la fatigue sous votre barbe, l'inflexibilité dans vos yeux de celui qui a connu l'ostracisme russe dans les steppes glacées de Sibérie.
-Je dois admirer l'acuité de votre regard et l'audace de votre tempérament. J'avoue avoir passé quelque temps dans l'isolement des prisons russes où je me suis mêlé à ce que vous appelez le "type criminel". Et avant que vous ne disiez quoi que ce soit, je reconnais y avoir trouvé les hommes les plus robustes, taillés dans le meilleur bois russe.
-Je pense donc que nous sommes tous les deux des criminels.
Peut-être, mais vous vous trompez, car en Sibérie j'ai trouvé dans chacun de mes compagnons d'infortune un pieux chrétien.
-Cela ne me surprend pas. Au bout d'un certain temps de déréliction, tout le monde plie, se détache et rejoint le rang des hommes de bien. Un criminel en cage est la plus triste des créatures. Bien sûr, il voudra sortir de sa condition, et même s'il n'atteindra jamais les sommets dans lesquels il a vécu, au moins sous le masque d'un christianisme inspiré, il jouira d'un peu de liberté. Mais même converti, un criminel sait ce qu'il vaut, et cela représente une consolation en soi. Après tout, "Catiline [est] la forme de préexistence de tout César" (Nietzsche et Kaufmann 550). Dans chaque criminel sommeille un révolutionnaire.
-Je suis d'accord pour dire que l'existence criminelle trouve ses racines dans l'évaluation de sa propre valeur. Le condamné s'interroge dans la solitude de sa cellule : "J'étais un pou comme les autres ou un homme (...) J'étais une chair tremblante ou j'avais le droit". (Dostoïevski 399). Il n'en reste pas moins que le droit d'agir n'est pas déterminé par l'action elle-même, mais par des vertus supérieures.
-Encore une illusion ! "Une vertu doit être notre invention (...) une vertu qui a ses racines dans le simple respect du concept de 'vertu' (...) est pernicieuse. (...) chaque homme doit trouver sa propre vertu, son propre impératif catégorique" (Nietzsche et Mencken 43). Ce n'est qu'à cette condition que l'homme peut réaliser son potentiel, atteindre sa valeur suprême.
-Vous avez raison dans une certaine mesure. Quelques rares individus ont le droit d' inventer leurs propres vertus pour le progrès de l'humanité tout entière. A quoi ressemblerait le monde si Newton ou Napoléon n'avaient pas suivi leur nature jusqu'à la dernière extrémité ? Ils sont les bâtisseurs d'une nouvelle humanité, et nous devons les vénérer pour cela. Mais pour la grande majorité d'entre nous, les actions d'un Napoléon sont hors de portée, et il doit en être ainsi. Sinon, la terre serait inondée du sang de guerres sans précédent, et les océans rougiraient des vies innocentes qui disparaissent chaque jour sous l'impulsion d'hommes sans mérite. C'est pourquoi il existe un droit de poursuivre de telles actions, et cette permission n'est accordée qu'aux hommes les plus forts, car "je crois que les hommes vraiment grands doivent connaître une grande tristesse dans le monde" (Dostoïevski 254). Construire la "nouvelle Jérusalem" implique de vivre en paria (251).
-Je suis tout à fait d'accord ; ceux qui créent leur propre vertu éprouvent un "sentiment de Chandala" et "vivent dans cette atmosphère à moitié tombale" (Nietzsche et Kaufmann 550). Seul le temps polit leur mémoire. Hélas, il est trop tard pour eux ! Pourtant, dans un monde libéré du poids de la morale chrétienne qui écrase l'esprit, et libéré de ce droit à devenir extraordinaire, n'importe qui pourrait être un Napoléon, c'est-à-dire quelqu'un dont la vie serait justifiée par ses propres actions. Le monde ne se transformerait pas en un éternel champ de bataille, même si le dépassement du poison chrétien entraînera "des guerres comme on n'en a encore jamais vu sur terre" (Nietzsche, Ecce Homo 327). Mais je parle ici d'un combat de l'esprit : la mise à bas de ce système mensonger et l'avènement d'un nouvel ordre dans lequel l'homme est la valeur la plus précieuse, la plus primordiale. Je ne parle pas d'hommes extraordinaires, mais de surhommes. Ils sont l'étape suivante. Ils ne seraient pas une exception, mais une norme glorieuse. Cependant, cet état libéré ne peut être atteint que par l'autonomisation de l'individu contre l'hypnotique insidieux qu'est le christianisme, dans les vapeurs duquel on sent sa vie lui échapper.
-Le christianisme n'est pas un soporifique ! Il soulage de la douleur que vous prêchez. Vous voulez la guerre, vous voulez la destruction, vous attendez avec impatience un nouvel ordre, un monde dans lequel seuls ceux qui sont aveuglés par leur auto-adoration resteraient, irrémédiablement perdus. Vous proposez l'hallucinogène, le véhicule de la tromperie qui conduit finalement au vagabondage le plus sombre. Votre rhétorique est destructrice, et je plains ceux qui l'écoutent, car ils signent leur propre arrêt de mort. L'homme ne peut supporter seul les difficultés, et Dieu, dans son infinie miséricorde, s'est offert à nous. La vie est un long voyage fait de trébuchements et de souffrances, mais on peut toujours s'attendre à ce que la lumière apaisante soit au bout du chemin.
-Ce n'est pas la lumière qui attend, mais l'individu, et cette attente est si longue qu'elle devient fatale. "C'est précisément à cause de ce pouvoir qu'a l'espoir de faire tenir la souffrance que les Grecs le considéraient comme le mal des maux" (Nietzsche et Mencken 61). La douleur est une dimension inéluctable de la vie, mais je la vois comme une opportunité. Les gens ont besoin de ressentir un inconfort extrême avant d'entreprendre des démarches nécessaires et, à cet égard, rien ne vaut la douleur. "C'est une joie ivre pour celui qui souffre de détourner le regard de sa souffrance et de se perdre lui-même" (Nietzsche, "Ainsi parlait Zarathoustra" 143). Ce qu'il faut comprendre, c'est que la souffrance n'est pas soulagée par la présomption du ciel, mais par l'action directe et immédiate, la responsabilisation sur tous les fronts, l'affirmation suprême de son individualité et de son propre pouvoir. Ainsi, on ne se "perd pas". La chose à la fois petite et gigantesque dont on a besoin, c'est simplement la volonté.
-En effet, nous ressentons la souffrance à un niveau extrême, et cela nous motive à trouver un soulagement. Malheureusement, celui-ci est souvent recherché dans des comportements pécheurs, parmi lesquels l'orgueil occupe une place prédominante. La douleur provient de l'intérieur de nous-mêmes lorsque nous considérons notre insupportable imperfection. Cependant, l'apaisement ne vient qu'en s'engageant sur le chemin ardu de la piété, en ne recourant pas aux intoxications, à l'autoflagellation ou, pire encore, au suicide. Nous devons adopter une grande compassion face à nos péchés, ce n'est qu'alors que la rédemption est à portée de main.
Comment un dieu muet pourrait-il aider à quoi que ce soit dans le monde ?
-Vous ne savez pas écouter. La voix de Dieu nous entoure à chaque instant. J'ai pitié que tu sembles si perdu, et à travers ma pitié, Il parle.
Épargnez-moi votre pitié, s'il vous plaît ! Croyez-moi, cela vous ferait du bien. Je comprends que vous ayez votre dieu en très haute estime, et tout ce que vous avez dit, en fait, n'est pas très original puisque près de deux mille ans d'exégèse débridée ont créé un corpus des plus dignes de mépris dans lequel on retrouve dans les moindres détails tout ce que vous venez de dire. Je partage une vision nouvelle, quelque chose qui n'a jamais été écrit, et dont on se souviendra à travers les âges comme du moment où "une convulsion de tremblements de terre" a fait trembler Dieu (Nietzsche, Ecce Homo 327)...
-Veillez à ce que votre orgueil n'attire pas un éclair de lumière punitif !
-Ne vous inquiétez pas, je philosophe toujours sous un toit solide ! Vous refusez peut-être de l'admettre en ce moment, mais de votre pitié naît une souffrance supplémentaire. N'est-ce pas déjà assez douloureux d'être soi-même ? Faut-il que vous preniez sur vos épaules la souffrance des autres ? Voilà ce qu'est la pitié : "La souffrance est rendue contagieuse par la pitié" (Nietzsche et Mencken 37). Dieu te demande trop, il exige que tu souffres éternellement, il t'interdit le moindre rêve de soulagement. Qu'attendez-vous de tout cela ? Que le monde vous appartienne, que vous y trouviez une place ? Monsieur, le monde "est l'œuvre d'un dieu souffrant et torturé" (Nietzsche, "Ainsi parlait Zarathoustra" 142). Soyez plus grand que lui, soyez plus fort que lui, donnez-vous les moyens d'agir, osez vouloir, et bientôt vous construirez votre propre monde !
Mais dites-moi, comment pourrait-il y avoir de l'amour dans le monde sans pitié ? Nous aimons parce que nous partageons la souffrance ; l'amour est le degré le plus extrême de l'empathie qui ne va pas sans une part de pitié. Un monde sans amour, monsieur, devrait effrayer même l'homme le plus stoïque. Qui peut prétendre avoir vécu sans la moindre trace d'amour ? Nous avons tous une mère, un père, un amant ; à un moment ou à un autre de notre vie, nous rencontrons inéluctablement l'amour au détour d'une rue. Ne me dites pas que vous prétendez être entièrement libéré de l'emprise de Cupidon ?
À ce moment-là, l'homme à la moustache s'est arrêté et a fixé intensément les yeux de son interlocuteur. L'espace d'un instant, je crois avoir vu ses lèvres frémir. L'autre homme le regarda avec une certaine arrogance, voyant qu'en un seul coup, il avait repris le dessus. Mais ce ne fut qu'un instant fugace, et la conversation reprit.
-Qui a parlé d'amour ? Mais tant que nous y sommes, je n'hésite pas à exprimer mon point de vue sur le sujet.
-Le contraire m'aurait surpris....
-L'amour est l'état dans lequel l'homme voit les choses le plus résolument comme elles ne sont pas! (Nietzsche et Mencken 62). C'est pourquoi le christianisme l'a choisi comme emblème. Il voile la vue, diminue le jugement et les désirs, dompte l'esprit et ne nous laisse que des velléités. C'est l'une des plus grandes "ingéniosités" de la religion (62). Vous dites vrai quand vous dites qu'il n'y a pas d'amour sans pitié, en fait, il n'y a pas de pitié sans amour. Ce sentiment est la racine de toutes les autres déviances, et si quelqu'un cherche à soulager sa souffrance, il doit d'abord apprendre à rejeter l'amour chrétien. Regardez ce Dionysos, ne voyez-vous pas l'amour dans ses yeux ? Il adore la terre, les plaisirs de l'existence, les plaisirs charnels, " les tout premiers instincts de la vie " que le christianisme " a appris aux hommes à mépriser " (Nietzsche, Ecce Homo 332). Il faut choisir comment on aime !
-Et puis, après ? Quand le goût des aliments s'estompe, quand l'odeur des fleurs devient un faible ruisseau, quand plus personne ne veut vous suivre entre vos draps, quand il ne reste plus qu'à regarder le temps passer en restant couché, jusqu'à ce que vos yeux se ferment lentement sur les dernières lueurs de ce monde auquel vous avez tout sacrifié, et qui continuera à vivre, imperturbable, longtemps après vous.... Et après ?
-Alors ?
L'homme s'est arrêté
-Rien !
-Je vous demande pardon.
-Le vide complet, le vide absolu. Un abîme.
Qui ou quoi êtes-vous pour affirmer cela ? Vous ne savez pas ! "Qui vous a fait juge de ce qu'est le monde (Dostoïevski 389) ? C'est votre manque absolu de modestie qui alimente votre aversion pour le christianisme ! Vous ne pouvez accepter d'être un grain de sable dans l'univers, il vous faut à tout prix être vous-même et affirmer votre égoïsme forcené. Je sais qu'au fond de toi, tu te sens seul. L'abîme n'est pas dans le ciel, il vit en toi.
-Je vois que vous vous improvisez psychologue, et vous avez certainement ce qu'il faut pour en faire un grand, d'après ce que je sais de notre conversation, mais je n'ai pas besoin d'être analysée. Je sais parfaitement qui je suis, et d'ailleurs, vous aussi. Je dois être moi-même à tout prix, c'est le seul moyen: Ce n'est que par un mode de vie que l'on peut se sentir "divin", "béni", "évangélique", "enfant de Dieu". (Nietzsche et Mencken 83). Il ne faut en aucun cas détourner le regard des affaires du monde, "[l]e concept d'"au-delà", de "vrai monde" [a été] inventé pour dévaloriser le seul monde qui existe" (Nietzsche, Ecce Homo 334). La seule vraie morale est celle de la terre. Elle est notre seul maître et notre seul amant. Embrassez la terre, car elle est la seule chose qui se trouve entre vous et le vide. Passez votre temps à attendre un au-delà, et vous niez la vie. Dites plutôt Oui. Mais cela a un prix. Il faut lutter contre le devoir chrétien : "l'autodestruction (...) devenue le signe même de la valeur" (334). Je ne peux pas "séparer le Non du Oui" : à la vie, au pouvoir, à l'individu, à l'énergie dionysiaque du chaos qui sommeille en chacun de nous. Tout cela doit se conjuguer et, en éclatant, amener l'individu à l'état de puissance à travers les éclats de la morale chrétienne. Celui qui suit cette voie découvrira que "[l]e "royaume de Dieu" n'est pas quelque chose que les hommes attendent : (...) c'est une expérience du cœur, il est partout et il n'est nulle part" (Nietzsche et Mencken 85) ....
L'homme barbu se tenait devant lui, stupéfait. Moi aussi, j'étais stupéfait. Pendant un instant, le temps a semblé suspendu dans la salle du musée et, pendant un instant fugace, les statues sont apparues plus vivantes que nous trois. Puis, l'homme à la moustache rompt le silence et conclut solennellement :
Ai-je été compris ? -Dionysoscontre le Crucifié" (Nietzsche, Ecce Homo 335).
Le Russe s'éloigna lentement d'Apollon et rejoignit l'autre homme devant sa statue, qu'il contemplait à la recherche, sans doute, de ce qu'il pourrait découvrir dans ses yeux.
***
Voici, pour autant que je m'en souvienne, ce qui s'est passé un après-midi dans la salle consacrée à la Grèce classique d'un musée anonyme. Bien sûr, l'Europe étant ce qu'elle était à l'époque, cette conversation s'est déroulée entièrement en français, mais je l'ai traduite ici afin de partager avec mes compatriotes anglais un morceau de sagesse étrangère qu'ils sont habituellement si prompts à rejeter avec dédain. Ne me demandez pas pourquoi je me souviens de cette conversation avec autant de détails ; j'avais à l'époque, et j'ai toujours, l'intuition d'avoir été le témoin d'un moment rare de l'histoire.
Ouvrages cités
Dostoïevski, Fiodor, Robin Feuer Miller, et al. Crime et châtiment. Traduit par Sidney Monas, New York, Signet Classics, 2006.
Nietzsche, Friedrich Wilhelm. Ecce Homo : Comment on devient ce que l'on est. Traduit par Walter Kaufmann, New York, Random House (Vintage Books), 1989.
Nietzsche, Friedrich Wilhelm. "Ainsi parlait Zarathoustra". The Portable Nietzsche, édité par Walter Kaufmann, Penguin Books, 1985, pp. 121-160.
Nietzsche, Friedrich Wilhelm, et H. L. Mencken. L'Antéchrist. The Floating Press, 2010.
Nietzsche, Friedrich Wilhelm, et Walter Kaufmann. Le Nietzsche portable. Penguin Books Canada, 1983.