Politiser la poutine

Ian Alexander Cuthbertson
Faculté des sciences humaines

Ce billet a été publié à l'origine sur Culture on the Edge.

La poutine, un délicieux mélange de frites, de fromage en grains et de sauce, a récemment été décrite comme le plat national du Canada. Étant donné que la poutine est originaire des régions rurales du Québec, ces affirmations mettent en lumière les tensions en jeu dans la construction actuelle de l'identité canadienne.

Le statut de la poutine en tant que mets national du Canada reste officieux, malgré une récente campagne visant à lui donner la reconnaissance nationale qu'elle mérite.

Pourtant, hormis les campagnes de marketing, la poutine est déjà largement reconnue comme la quintessence du Canada.

La localisation (ou plutôt la fabrication) d'une culture nationale partagée est importante au Canada, qui a récemment célébré son cent cinquantenaire. L'histoire coloniale du Canada avant la Confédération, au cours de laquelle les colons français, qui ont fini par revendiquer une identité unique en tant que Canadiens, ont ensuite été colonisés par les colons anglais en vagues successives après 1763, a abouti à un pays longtemps divisé selon des lignes linguistiques et culturelles : un pays composé de deux solitudes.

Ces différences linguistiques et culturelles ont longtemps alimenté les mouvements nationalistes et souverainistes au Québec. En 1980 et 1995, le Québec a organisé des référendums pour se séparer du Canada et devenir une nation souveraine. Bien que les fédéralistes aient battu de justesse les séparatistes, le gouvernement canadien a officiellement reconnu l'identité culturelle distincte du Québec en 2006, lorsque le parlement a adopté une motion affirmant que "les Québécois forment une nation au sein d'un Canada uni".

Mais ce serait une erreur de considérer le Canada comme un pays divisé en deux. La situation difficile des peuples autochtones ou des Premières nations au Canada perdure malgré les engagements récents visant à renouer une relation de "nation à nation", ce qui a conduit certains à qualifier les communautés autochtones de " troisième solitude" du Canada. En outre, le Québec n'est pas la seule province à envisager l'indépendance du Canada.

Le Canada a longtemps lutté pour affirmer son identité nationale unique et pour trouver des marqueurs culturels communs. En 1971, le Canada a adopté une politique officielle de multiculturalisme, ce qui a conduit certains critiques à affirmer que le Canada n'a pas de culture distincte. Dans une interview accordée au New York Times, le Premier ministre Justin Trudeau a fait remarquer que le Canada n'avait "pas d'identité fondamentale", ce qui a amené certains à se demander si le Canada n'était pas le premier pays post-national du monde, et d'autres à affirmer que le Canada avait bel et bien une culture propre, quoi qu'en pense le Premier ministre. Face à une telle crise d'identité, faut-il s'étonner que les Canadiens soient désireux d'identifier des valeurs, des pratiques et des repas culturels communs ?

Le problème, c'est que la poutine, comme beaucoup d'autres marqueurs notables de l'identité "canadienne" (le hockey sur glace, les tuques, l'hymne national canadien), est née au Québec. Le plat a été inventé soit par Fernand Lachance à Warwick en 1957, soit par Jean-Paul Roy à Drummondville en 1964 et, bien que ses origines précises soient obscures, la prétention du Québec à avoir inventé le prétendu plat national du Canada est incontestée. Même dans sa brève apparition dans l'émission de télévision américaine Modern Family, le plat est décrit comme un "délice canadien-français".

Ce plat, considéré comme la quintessence du Canada, était pratiquement inconnu en dehors du Québec jusqu'au milieu des années 1980. La première brève mention de la poutine dans le Globe and Mail, qui était alors le plus grand quotidien du Canada, date de 1982, où elle est décrite comme une "assiette de mystère". Deux ans plus tard, la poutine est décrite comme une "combinaison improbable" de fromage en grains, de frites et de sauce qui en fait un "plat étrange". La poutine n'a pas toujours joui de son statut actuel, comme le suggère une caricature dessinée en 1987 par le caricaturiste politique Aislin de la Gazette de Montréal.

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Alors, la poutine est-elle canadienne ou québécoise ? Comme c'est le cas pour tout acte stratégique d'identification, cette question passe complètement à côté de l'essentiel. Pour ceux qui souhaitent construire une identité canadienne commune face au multiculturalisme et dans le sillage de son histoire coloniale (ainsi que pour ceux qui espèrent vendre un baume à lèvres au goût étrange), la poutine est "uniquement canadienne". Pour des chefs montréalais comme Chuck Hughes, la poutine a plutôt été appropriée par le reste du Canada et demeure quintessentiellement québécoise. En d'autres termes, le statut de la poutine en tant que produit canadien ou québécois est politique. Son statut contesté est le résultat d'une variété d'acteurs qui revendiquent une essence fabriquée pour servir leurs propres intérêts.

La Banquise, une poutinerie bien connue de Montréal, propose sur son site web un historique de ce plat (in)célèbre, en français et en anglais. Les deux versions décrivent la poutine comme "notre plat national". Mais alors qu'un Québécois lisant la description en français interprétera probablement le mot "nationale" comme faisant référence au Québec, les Canadiens lisant la description en anglais interpréteront probablement le mot "national" comme faisant référence au Canada. Dans ce cas, le restaurant est vraisemblablement intéressé par la vente de poutine, ce qui explique peut-être sa volonté de permettre aux Canadiens et aux Québécois d'avoir leur poutine et de la manger aussi.

 

 

 



Dernière modification : 5 novembre 2019