Entrevue avec Joe Di Leo et Sheena Hoszko
L'exposition « Re-Assembly: Emboldening the Temporal » présente les œuvres d'ancien·nes étudiant·es du programme d'Arts visuels du Collège Dawson, réalisées au cours des 20 dernières années. À l'origine de l'initiative se trouve celui qui leur a enseigné les beaux-arts, Giuseppe (Joe) Di Leo, aujourd'hui retraité. Présentée à la galerie d'art Warren G. Flowers de Dawson jusqu'au 27 novembre, l'exposition met l'accent sur la mise en commun des idées à travers des formes de dessin diverses et variées. Lisez ce que Joe et son ancienne étudiante Sheena Hoszko ont à dire sur ce que cette exposition représente à leurs yeux.
Olivia MacIntosh et Tristan Boisvert-Larouche, qui étudient en Arts visuels, ont mené l'entretien.
T. B.-L. : (aux deux artistes) Comment se sent-on quand on se retrouve à Dawson, non plus en tant qu'étudiante et enseignant, mais dans le cadre d'une co-contribution à une exposition?
Joe : C'est vraiment très gratifiant. En tant qu'enseignant, j'ai vu défiler il y a des années toutes ces personnes dans mes classes. C'est formidable de me retrouver parmi elles, après les avoir accompagnées pendant leur parcours collégial. C'est gratifiant d'être à nouveau avec tous ces gens. Je ne suis plus leur instructeur. Nous sommes maintenant sur un pied d'égalité, car la relation mentor-mentoré·e, dans le contexte de cette exposition, a été dépolitisée. Je suis à l'aise avec cette dynamique d'exposition commune et j'espère qu'ils le sont aussi. C'est comme une famille à laquelle on s'intègre dès le début et dont on est en quelque sorte responsable. Les voir progresser et grandir à leur façon et dans la direction de leur choix est encourageant et électrisant. Le fait de réunir ces 11 artistes, dont moi-même, dans une exposition collective, est une aventure de réciprocité qui permet de boucler la boucle. Le résultat justifie tout le temps et l'énergie investis. En d'autres termes, on récolte ce que l'on sème, et c'est bien de cela qu'il s'agit. J'apprends aussi beaucoup d'eux, ce qui m'aide à mieux me réaliser. J'ai eu beaucoup de chance et je suis très reconnaissant de les avoir eu·es comme étudiant·es. Cette exposition est ma façon de leur dire merci.
Sheena : Je ressens une immense gratitude. J'ai commencé le programme des beaux-arts en 1999 et j'ai obtenu mon diplôme en 2001. Lors du vernissage, j'ai vu tant de visages familiers, des gens que je n'avais pas revus en 20 ans. Je me suis souvenue du fort sentiment de communauté que nous partagions à Dawson. Je suis particulièrement reconnaissante envers Joe pour son dévouement à l'enseignement et pour être resté en contact avec tout le monde au fil des ans. En tant qu'artiste pratiquant principalement la sculpture, je me sens vraiment privilégiée d'avoir été invitée dans une exposition de dessins.
Joe : Merci pour ces mots, Sheena. Cette exposition rend hommage à la pratique et l'investissement deàs ces personnes dans leur travail. Le respect que chacun·e porte à son art est une contribution précieuse à l'ensemble de la communauté.
Sheena : À 42 ans, mon rapport à ma pratique est tellement différent de celui que j'avais à 19 ans, et le fait d'avoir poursuivi cette conversation au fil des ans avec Joe et mes consœurs et confrères de Dawson a été un véritable cadeau.
O. M. : (aux deux artistes) Que pensez-vous du programme Arts visuels à Dawson? Quelle incidence a-t-il eue sur votre art respectif, du point de vue de l'étudiante et de l'enseignant? Pourquoi pensez-vous que ce programme est si important pour l'épanouissement des jeunes artistes?
Sheena : J'aime la façon dont le programme d'arts m'a fait connaître une culture d'atelier partagé. Après avoir fréquenté plusieurs établissements et écoles, je trouve que la culture d'atelier de Dawson – partager son travail, se concentrer sur ses propres projets, discuter des idées et simplement passer du temps ensemble – est vraiment fondamentale. Elle m'a aidée à comprendre ce que signifie faire partie d'une communauté artistique.
Joe : L'enseignement m'a énormément aidé en tant qu'artiste. Je me suis toujours perçu comme « un artiste qui enseigne ». À mes yeux, l'enseignement est un acte créatif. Il exige vigilance, passion et compassion. J'entends par « créatif » l'idée de partager son savoir et ses connaissances de manière à ce que les étudiant·es se sentent respecté·es et important·es, afin de les inspirer à prendre la responsabilité de leur propre apprentissage. Dans cette optique, l'enseignant est toujours en train de réfléchir de manière critique, de faire des recherches, de poser des questions, de réagir et de prendre des décisions judicieuses concernant le rendement de l'étudiant·e. Cette pratique de l'enseignement et de l'éducation s'apparente à une pratique créative. Elle me sensibilise en tant qu'artiste et m'apprend à mieux communiquer par le biais de mon art.
Sheena : J'ai une anecdote pour illustrer le fait de laisser les gens trouver leur voie. Je suivais le cours de dessin de modèle vivant de Joe. Quand je lui ai montré mon portfolio, les dessins me laissaient quelque peu indifférente. Il m'a alors dit : « Tu n'aimes pas vraiment dessiner, n'est-ce pas? Ne t'inquiète pas, Sheena, tu n'as pas besoin de dessiner pour être artiste ». Cet encouragement, qui admettait l'existence d'autres voies, et qui survenait durant mes années de formation, m'a profondément marquée.
Joe : La liste est longue : établir des interconnexions, entrer en relation et en être conscient. Il n'est pas nécessaire d'aimer tout ce que l'on fait, mais le simple fait de vivre cette expérience, c'est-à-dire découvrir ce que l'on n'aime pas et l'effet produit sur soi, permet de construire sur cette base. L'enseignement s'inscrit dans une démarche créative qui peut être source d'inspiration. Parfois, lorsque je travaille sur un dessin, je réfléchis à la manière dont j'aborderais mes expériences créatives avec mes étudiant·es. La prise de risque, la résistance, le doute et, bien sûr, l'échec font partie de l'équation. Ainsi, après une journée d'atelier où j'ai l'impression d'avoir produit de la pure médiocrité, je peux partager cette expérience avec eux. Les étudiant·es doivent savoir que peu importe ce qu'ils ou elles produisent, même ce qui semble insignifiant ou raté fait partie du processus. Nous avons de bons et de mauvais jours en atelier, et l'échelle du succès est constituée de nombreux échelons d'échec.
O. M. : (Sheena Hoszco) J'ai été très interpellée par votre travail qui porte sur le système carcéral. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ce sujet est si important pour vous?
Sheena : Une chose qu'il faut comprendre au sujet du système carcéral au Canada, c'est que les prisons ne nous protègent pas. Si c'était le cas, nous ne serions pas entouré·es de violence. Les gens sont souvent criminalisés en raison de leurs conditions sociales et économiques, ce qui explique que les populations autochtones, noires, racisées, pauvres, queers et les personnes souffrant de maladies mentales sont surreprésentées. Près de 50 % des détenues dans les prisons fédérales pour femmes sont autochtones. C'est dans le droit fil de l'objectif de base des prisons : éloigner les gens de leur terre et de leurs moyens de subsistance. Sur la base de ces facteurs, je me positionne comme abolitionniste pénale. Comme des générations de militant·es avant moi, je ne pense pas que les prisons puissent être réformées. Par ailleurs, des membres de ma famille ont été criminalisé·es, et ma pratique artistique m'aide à explorer et à décortiquer la dynamique de l'incarcération.
T. B.-L. : (Sheena Hoszco) Votre travail implique beaucoup de déplacements. Voyez-vous ce long processus comme faisant partie de votre travail? D'autre part, comment avez-vous ressenti le fait d'aller vers ce genre de lieu que les gens essaient d'ignorer?
Sheena : Ce projet a demandé beaucoup de temps – environ un an – et de déplacements, mais il est ancré dans mes convictions politiques sur la manière dont nous nous traitons les uns les autres. J'ai appris à conduire et acheté une camionnette dans laquelle j'ai vécu pour réaliser ce projet. J'accompagne également depuis 10 ans des groupes de solidarité qui se rendent dans les prisons. Les prisons sont intimidantes, surtout en termes d'architecture, mais j'ai aussi des ami·es et des connaissances à l'intérieur qui sont incroyablement important·es pour moi. C'est une arme à double tranchant : je comprends que c'est effrayant, mais je sais aussi que les gens à l'intérieur sont incroyablement résilients dans un contexte très dur.
Au Québec et dans la plupart des régions du Canada, plus on s'éloigne des grandes villes, plus le niveau de sécurité des établissements est élevé. Plus le niveau de sécurité est élevé, plus les personnes à l'intérieur sont cachées. Parfois, c'était assez tendu de s'approcher des bâtiments, et je ne pouvais pas m'en approcher de trop près. Mais il s'agit d'un risque administratif, je n'étais pas vraiment en danger. Ce projet m'a également aidée à travailler sur des questions personnelles liées à l'histoire de ma famille et à réfléchir à la manière dont je veux continuer à soutenir la justice pour les personnes incarcérées. Il y a quatre ans, j'ai repris mes études. Je suis actuellement candidate au doctorat en études culturelles à l'université Queen's, où je me penche sur la création artistique en milieu carcéral et ses liens avec les mouvements sociaux.
Le projet 35+ Prisons au Québec est en cours. Je ne sais pas encore où il mènera ni quelle sera sa forme finale, s'il y en a une, car je souhaite qu'il se désintègre avec le temps. Ce qui est important dans ce projet, c'est qu'il ressemble davantage à une ouverture ou à un point de départ pour susciter d'autres actions.
T. B.-L. : (Joe Di Leo) Dans vos deux œuvres, l'influence du monde naturel est évidente. Quelle est, pour vous, la relation entre l'art, l'artiste et la nature?
Joe : Tout est interconnecté. L'art est le fruit de ma participation à la nature. Le dessin prend du temps, le dessin c'est du temps, le temps est une durée, la durée est une forme d'intimité, et l'intimité est le dessin. Ainsi, pour moi, dans ma relation avec la nature, une partie de la création artistique porte sur la façon dont nous sommes tous et toutes interconnecté·es. J'aime me plonger dans la nature, j'y apprends des choses, j'y vis, j'explore, et je dessine parfois à partir de la nature. Cette interconnexion est une part essentielle de mon identité. Elle m'électrise, elle me permet de me réaliser pleinement. Ces expériences me permettent de mieux comprendre le sentiment post-humain ou plus qu'humain au-delà de l'Anthropocène, où l'espèce humaine se perçoit comme supérieure à la nature. Je crois que nous faisons tous et toutes partie de ce monde sensible et unifié. Faire de l'art et profiter d'expériences dans la nature, c'est revivre et rejouer la mémoire de rencontres éphémères avec des êtres sensibles. C'est donc une manière d'exprimer ma créativité : l'idée de faire partie de quelque chose de plus grand que moi. Mes dessins sont le reflet de cette idée et de la fascination pour ce qui me rend entier.
Photo : Vue de l'exposition : Joe Di Leo, Sheena Hoszko, Jinny Yu, Ian Stone. Photo : document original.
Photo : Détail de l'œuvre 35+ Prisons in Quebec, de Sheena Hoszko