Entretien avec Cassia Powell
O. M. : Cette exposition explore l'histoire de l'art queer sous l'angle du commérage. Pourquoi était-il important pour vous de présenter cette perspective, d'autant plus que l'on pourrait affirmer que le commérage a eu un impact négatif sur les jeunes queers (par exemple, les rumeurs sur leur sexualité)?
C. P. : C'est une bonne question. Je me la suis posée assez souvent en créant cette exposition. Il n'est pas tant question de commérage sur les queers que de commérage entre queers. Il est intéressant de noter qu'il a fallu attendre le montage de l'exposition pour que les gens commencent à se demander si le commérage n'était pas, en fait, une très mauvaise chose et s'il fallait en parler. J'ai fait quelques recherches sur le sujet pour essayer de comprendre pourquoi le phénomène a si mauvaise réputation. Du point de vue du féminisme, le commérage était souvent méprisé parce qu'il trouvait son origine dans les discussions entre femmes. Ce type de relations compliquées entre les femmes était associé aux rumeurs et à des intentions malveillantes. On considérait le commérage comme sournois, mais ce n'était pas nécessairement le cas. Il s'apparentait souvent au simple échange d'histoires ou de recettes. Le commérage était aussi une façon de veiller les unes sur les autres.
L'idée m'est venue d'un livre intitulé In Between You and Me. L'ensemble de l'exposition s'en inspire fortement, surtout le titre. L'auteur, Gavin Butt, parle beaucoup des membres de la communauté queer de New York dans les années 1950 et 1960 et de la façon dont ils cherchaient le soutien d'autres artistes gais; ils voulaient savoir avec qui travailler et à qui faire confiance en sortant du placard, mais rien de tout cela n'a vraiment été documenté de manière conventionnelle. Il leur a fallu compter sur ce type de bouche à oreille. C'était en quelque sorte un moyen de se protéger dans ce milieu.
On ne peut pas vraiment avoir de conversation sur le commérage sans en aborder les aspects positifs et négatifs, et parler des horribles conséquences qu'il a eues sur les communautés queers. C'est une histoire vraiment intéressante à étudier. Je pense que le commérage a du bon et du mauvais. Je ne vois pas l'exposition comme une célébration du commérage, mais plutôt comme un commentaire sur le sujet. Une grande partie des œuvres reflètent cette dichotomie entre le confort et l'inconfort. Vous le verrez dans de nombreuses représentations de personnages.
O. M. : J'ai remarqué que les personnages que vous peignez ressemblent à des humains, mais qu'ils ont aussi des traits fantastiques. Ce choix est-il purement stylistique ou esthétique, ou avez-vous une raison particulière de les représenter ainsi?
C. P. : Un peu des deux! C'est vraiment mon style, mais c'est aussi lié au fait que, lors de ma troisième année d'université, j'ai été pendant trois mois artiste en résidence dans le nord de l'Islande. L'endroit où j'habitais était situé juste à côté d'un musée du folklore et de la sorcellerie. J'ai fini par faire beaucoup de dessins inspirés du folklore local. C'est ainsi que j'ai commencé à explorer le monde des farfadets et des démons, ainsi que l'histoire de la région, qui est assez contemporaine. Là-bas, les gens croient encore aux histoires de farfadets. Dans cette ancienne ville de pêcheurs, les gens laissaient leurs chaussures à certains endroits ou ne laissaient pas leurs lampes allumées au-delà d'une certaine heure afin de ne pas contrarier les esprits. J'ai développé une fascination pour cette cohabitation constante entre fiction et réalité, et pour l'emprise que le folklore a toujours sur la société moderne. Cette expérience a donc influencé tous les personnages de mes tableaux. Ils ne ressemblent peut-être pas à des démons, mais ils ont les sourcils froncés et la peau de couleur vive. Au fil des années et de l'évolution de mon travail, ils sont en quelque sorte devenus des représentations fantastiques du chagrin, de la dépression ou de l'euphorie. Les couleurs et les traits dramatiques du visage symbolisent l'émotion. C'est aussi très amusant de peindre des personnages comme cela.
T. B-L. et O. M. : Comme l'installation et la conservation sont des éléments essentiels d'une exposition, qu'est-ce qui a motivé vos choix en ce qui concerne l'emplacement de vos œuvres d'art et la couleur verte des murs?
C.P. : C'est une question très amusante. J'ai pris cette décision à l'impromptu avant le début de l'exposition. La nuance de vert qui recouvre les murs s'appelle « Gossip Green » et fait partie de la même famille que la nuance « Envy ». J'ai pensé qu'il serait intéressant de remplir toute une partie des lieux de cette couleur de manière à ce qu'elle sature la perception visuelle. Toutefois, je ne voulais pas qu'elle occupe toute la pièce, car quelques œuvres à caractère un peu onirique sont empreintes d'une certaine douceur et utilisent une palette de couleurs plus tendre. J'ai pratiquement séparé mes œuvres en deux parties, le jour et la nuit. Le côté de la galerie où se trouve Comforter (l'édredon en forme d'étoile) est plus doux, plus délicat, plus confortable. De l'autre côté, où le vert occupe la majeure partie du champ visuel, se trouvent les peintures plus sombres – où le noir côtoie les violets et les bleus profonds. Les deux côtés illustrent en quelque sorte la relation entre le cauchemar et la rêverie. J'ai également pensé que le vert aiderait à délimiter le coin lecture, un petit lieu différent du reste de l'exposition.
T. B-L. : Le coin lecture est un ajout inusité à une exposition d'art. Pourquoi l'avoir inclus dans votre exposition?
C.P. : C'est une idée avec laquelle j'ai beaucoup joué et qui s'est concrétisée au cours des dernières années. Je fais beaucoup de travail de conservation et de programmation avec un collectif dont je fais partie, le Dirty Dishes Collective (https://www.dirtydishescollective.com/). Nous organisons beaucoup d'expositions communautaires et utilisons des méthodes différentes pour rassembler les gens dans les milieux d'enseignement. Depuis quelques années, nous avons créé un répertoire de fanzines afin de présenter d'autres perspectives et de les intégrer au contexte pédagogique. Même dans une exposition individuelle, on ne fait jamais rien tout seul. Beaucoup plus de réflexions, de concepts et d'idées proviennent d'autres personnes. Je pense que ces perspectives sont importantes. Il est très difficile de ne pas faire appel à d'autres voix, surtout dans le cadre de cette exposition qui parle de l'histoire des queers dans un sens très large.
Depuis quelques années, je réfléchis davantage à l'accessibilité de l'art et à la façon dont on peut s'assurer que les gens comprennent mieux ce qu'ils voient. Si c'est la première fois que quelqu'un assiste à une exposition d'art, par où commencer? Ce coin lecture rend les choses un peu plus conviviales et offre un endroit où s'asseoir confortablement.
T. B-L. : Nombre de vos œuvres contiennent des objets trouvés par des membres de votre famille ou des ami·es, ou achetés d'occasion. Que signifie pour vous le fait d'utiliser dans vos œuvres un objet qui a fait partie de la vie d'une personne et comment décidez-vous des objets à inclure dans chaque œuvre?
C. P. : C'est une excellente question. Ce n'est pas uniquement une question d'intuition ou une décision subconsciente. Beaucoup de personnes de mon entourage savent qui je suis, ce que je fais et ce que j'aime. Elles me donnent souvent des choses en sachant que ça va me plaire d'une manière ou d'une autre.
Je pense que la première fois que j'ai inclus un objet ou un matériau reçu de quelqu'un d'autre dans mon travail, c'est lorsque j'ai rendu visite à mes parents alors qu'ils s'apprêtaient à vendre la maison de mon enfance. Nous avons fouillé dans un tas de boîtes, une expérience qui a soulevé en moi beaucoup d'émotions et de tristesse. Ils m'ont donné un énorme édredon jaune, qui est devenu l'œuvre en forme d'étoile intitulée Comforter. Ma mère m'a dit : « Oh! je ne sais pas si tu vas l'aimer, il se désagrège un peu, mais il appartient à notre famille depuis très longtemps. Tu pourrais le découper. » C'est peut-être un « moment d'artiste égoïste », mais j'ai voulu exploiter ses magnifiques couleurs. De plus, la manière dont le tissu se décomposait m'intéressait vraiment. J'ai voulu conserver cet aspect, car il était chargé d'histoire; l'édredon avait été transmis de génération en génération et c'était presque un défi de l'utiliser. Sur le plan visuel, la pièce combinait plusieurs éléments : une esthétique, une longue histoire et une complémentarité possible avec mes peintures. Les histoires qui accompagnent les objets en sont des éléments essentiels. Ces objets représentent notre manière d'interagir avec le monde, c'est-à-dire en nous fiant à ce que nous savons de leur histoire et à notre intuition.
Pour lire la version longue de cet entretien, consultez le site https://www.dawsoncollege.qc.ca/art-gallery/exhibitions/cassia-powell-in-between-you-and-me/